J'ai achevé le second tome de la
Mosaïque de Sarance hier soir. Et bien sûr, je me joins à la cohorte de lecteurs foudroyés par le talent de l'auteur, déployé une fois de plus dans cette oeuvre, quoique de manière singulièrement différente de ce qu'il distille dans
Les Lions d'Al-Rassan (mon seul point de comparaison pour le moment). Là où
Les Lions valent par une maîtrise de la dramaturgie, un sens de l'ellipse, du temps et du rythme narratif qui en font un bijou parfaitement ciselé,
La mosaïque se déploie comme un fleuve plus paresseux, prenant le temps de poser les intrigues, les personnages très (trop?) nombreux, pour donner une ampleur et une profondeur que n'ont peut-être pas
Les Lions, non pas sur le plan de la psychologie des personnages, ou de l'exploitation du matériau historique, excellente dans les deux romans, que sur le fond philosophique. La complexité du désir est ici mise en perspective avec la question, inaugurale dans l'oeuvre, du deuil : peut-on aimer, désirer, après avoir perdu l'amour d'une vie, et les fruits de cet amour ? Comment peut-on survivre à ceux qu'on aime, retourner dans la cité des hommes, y travailler, débattre, discourir, sans abandonner, trahir le souvenir qu'il nous reste d'eux? La réponse de Kay se déploie autour du thème d'un art rédempteur, à plus forte raison parce que cet art est aussi, pour le mosaïste Crispin, une prière offerte à ses dieux et au-delà, une manière de sceller pour l'éternité le visage de celles qu'il a tant aimées. L'oeuvre d'art est-elle pour l'artiste un moyen d'échapper au tragique du temps, en s'inscrivant dans ce désir d'éternité qui nous pousse à créer, aimer, enfanter? Les réponses que donne Kay renvoient, il me semble, à ce que Diotime peut en dire dans le
Banquet de Platon : vivre, désirer au seul sens qui vaille, c’est poursuivre la chimère de l'éternité, celle qui nous rend féconds selon l'âme (de belles paroles, de belles créations), et selon le corps (les enfants que nous engendrons, adoptons, pour leur transmettre un peu de nous-mêmes.) Crispin accède à ce sentiment d'éternité sous la coupole du temple de Sarance, mais
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cette éternité lui est finalement arrachée par le nouvel empereur Léontès
, donnant à penser que l'art, dans sa dimension matérielle, est lui aussi soumis aux caprices du temps, des puissants, et ici, les querelles religieuses autour de l'iconoclasme. Pourtant, Crispin a irrémédiablement retrouvé sens à la vie, et ce qu'il a compris en décorant la coupole de Sarance ne peut plus lui être ôté. Voilà sans doute le sens de l'épilogue,
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une seconde oeuvre, plus modeste, plus intime, une mise en abîme du livre de Kay lui-même, représenté avec tous ses personnages dans la petite chapelle de Varénà, le mosaïste devenant l'archétype du créateur face à son oeuvre, qu'il soit artisan ou romancier. Sous l'un et l'autre dôme, une femme pour enjoindre à l'artiste de redescendre parmi les hommes, quitter la dangereuse fuite sans retour dans l'oeuvre qui absorbe, retire l'artiste au monde réel. Alixiana de Sarance, redevenue dans l'épilogue du second tome Aliana la danseuse, et souhaite, pour elle et Crispin, l'enfant qu'elle n'a jamais eu, ceux que le mosaïste a perdu.
. Le large déploiement des thèmes et du récit s'accompagne, plus que dans
les Lions également il me semble, d'un phrasé plus ample, un certain lyrisme, là où
les Lions se développait tout en retenue. Deux moments m'ont marquée de ce point de vue : la fin du tome un, avec la vision assez sidérante de la future oeuvre sous le dôme de Sarance, telle que l'a pensée et dessinée Crispin.
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La victoire de l'aurige Taras appuyé par le vétéran Scortius, ensuite, dans le dernier quart du second tome, et là encore, une réflexion sur l'inscription de l'exploit dans l'éternité, au même titre qu'une oeuvre.
Si j’avais deux réserves pour finir, ce serait peut-être la multiplication trop précoce des points de vue, qui fait qu'on s'attache moins vite aux personnages. En ce sens, le prologue ne me paraît pas des plus réussis. On en comprend toute l'importance et la subtilité bien après. Ensuite, j'avoue que le personnage du médecin Rustem me laisse un peu sceptique : il apparaît rétrospectivement comme un double un peu falot de Crispin, et leur rencontre manquée,
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annoncée, même, par Zoticus
,j'ai du mal à croire que ce n'est pas une piste abandonnée en cours de route par Kay. Il avait posé beaucoup de jalons au début du tome II du côté d'une intrigue bassanide qui n'a finalement pas donné grand chose. Il aurait peut-être fallu un tome de plus pour mener à bien tout ce que pouvait produire cet arc-là. Mais enfin, cela reste de très très haute volée. Comme j'aime creuser ce genre de sillon, je vais me mettre aux
Enfants de la terre et du ciel dès que j'aurai fini mon roman en cours (le dernier Murakami, qui a l'air excellent.)
Tigane et
Arbonne suivront.