Interview de Chris Delaporte
Comment a débuté l'aventure Kaena ?
C'était en 1995. Je travaillais sur le jeu vidéo
Heart of Darkness, dans lequel il y avait 35 minutes d'animation en pure
3D. Nous avions fait une démo qui avait été montrée
à l'époque à Los Angeles, et qui avait attiré
la curiosité de Steven Spielberg, des studios Disney, de George
Lucas… Spielberg avait invité dans son bureau l'équipe
qui dirigeait le projet pour lui proposer de travailler ensemble sur un
film, à la seule condition qu'il ne soit pas la cinquième
roue du carrosse. Mais il a essuyé un refus ! La partie dont j'étais
chargé, sur les graphismes, était terminée, et avec
Patrick Daher, nous nous sommes dit que nous allions monter d'autres projets.
Lui avait très envie de faire un jeu, tandis que moi, je souhaitais
créer un univers. L'intérêt porté par Spielberg
m'avait ouvert les yeux sur la possibilité de faire un film en
3D, et de le vendre aux Etats-Unis, en passant par le biais d'un jeu vidéo.
En soignant parfaitement les scènes cinématiques, je pensais
qu'il pouvait se passer quelque chose.
Le cinéma, ça a toujours été
dans la ligne de mire de votre carrière ?
J'ai commencé par faire des graffitis —
à peindre illégalement les murs de Paris ! — ce qui
m'a amené à faire de la peinture, et lorsque je me suis
acheté un ordinateur, j'ai commencé à faire de la
3D. Je me suis rendu compte très vite que l'on pouvait raconter
des histoires avec ça. A l'époque, j'avais entendu parler
de Starwatcher, (un film en 3D qui devait être réalisé
par Jean ‘Moebius’ Giraud, NDR). Pour moi, c'était
un peu le rêve. C'est donc par accident que j'ai commencé
à travailler dans le jeu vidéo. C'était le seul milieu
dans lequel je pouvais m'exprimer dans un univers que j'aime, à
savoir le fantastique. J'étais joueur, certes, mais je voulais
surtout faire un film. Au début, Patrick et moi avons bossé
un an chez nous, sans être payés, sur une maquette de jeu.
Je travaillais essentiellement sur l'histoire et sur l'univers, tandis
que Patrick développait le système de jeu. C'est à
ce moment que nous avons rencontré Denis Friedman, à l'époque
directeur général de Sony Computer France. C'est en quittant
cette société qu'il a fondé la sienne, Chaman.. Denis
avait senti, comme nous, la complémentarité des supports
: jeu vidéo, cinéma, BD… Avoir une propriété
intellectuelle et l'utiliser sur un maximum de supports. Nous avions une
maquette du jeu, mais Denis nous a demandé de sortir une intro
en 3D de 2 minutes, dont il s'est servi pour démarcher. Au début,
nous pensions à un format télévision, et quelqu'un
nous a suggéré de faire un long métrage. Ça
changeait quand même l'économie du projet ! Denis a donc
calculé — de manière empirique — un budget qui
semble aujourd'hui un peu dérisoire, puisque de 18 millions de
francs. Pour un coût final de 96 millions de francs.
A quoi est-ce dû ?
L'ambition graphique du film à l'époque
est loin de celle d'aujourd'hui. Nous aurions pu faire quelque chose de
moins cher, mais pas avec le même résultat.
Comment l'équipe s'est-elle montée ?
De manière très compliquée. Il était
impossible de réunir une équipe d’experts en long
métrage 3D car personne n’avait une telle expérience
en France. Avec l’aide de Virginie Guilminot, qui m’a épaulé
en endossant le rôle d’assistante à la réalisation,
nous avons réuni une équipe très hétéroclite.
Nous avons plus misé sur le talent et la motivation des gens, que
sur leur expérience. Le noyau dur étant surtout constitué
d’artistes venant du jeu vidéo choisis pour leur polyvalence
et leur aptitude à relever les défis les plus fous. Ensuite
sont venus se greffer aussi bien des infographistes débutants à
peine sortie de l’école, que des professionnels issus de
l’audiovisuel.
Il a fallu du temps avant que tout le monde parle le même langage
et que j’apprenne à me faire comprendre de tous. Mais la
passion que nous avions tous pour ce projet a lissé nos différences
et ce film s’est enrichi de l’expérience de chacun.
Quand a débuté l'animation ?
Nous avons réellement commencé en 2000.
En effet, nous avions modélisé très tôt des
personnages très détaillés sans se soucier du nombre
astronomique de polygones qui les constituaient. Il était quasiment
impossible de les animer de manière productive. Nous avons alors
décidé de tous les re-modéliser avec une technique
nous permettant d’animer des personnages légers dont les
détails n’apparaissent qu’au moment du calcul définitif
de l’image. C’est cette décision qui nous a permis
de réaliser l’intégralité des animations du
film en un an et demi
Dans l'animation 3D, la référence, c'est
Pixar ?
Oui, même si Kaena est dans un autre monde. L'animation
ici est moins cartoon, moins Disney. Plus proche de l'animation japonaise.
Pour la phase de production, nous avons fait appel à Patrick Bonneau
pour diriger l’animation. Il terminait un contrat de six ans chez
ILM et espérait trouver en France un projet à la hauteur
de son expérience. Il avait une phrase clef pour les animateurs
: « Less is more ». Moins, c'est plus. Ce qui résumait
toute ma philosophie sur le film : on peut faire des choses simples qui
en diront beaucoup plus que des choses compliquées. Il n'y a pas
de surenchère, ou d'exagération dans le jeu des acteurs
vocaux. Je ne souhaitais pas des voix d'animation : les acteurs ont joué
naturellement, sans transformer leurs voix.
La direction d'acteur, vous l'avez apprise sur le terrain
?
J'avais l'aide d'un directeur de voix à chaque
fois. C’est un luxe qui est propre à l’animation et
qui m’a permis de me sentir à l’aise sur cette partie
délicate et cruciale de la fabrication du film. Le directeur de
voix est chargé de traduire à l’acteur mes intentions
de jeu. Il est important d’avoir une vision commune des personnages
car la direction se fait à deux. L’expérience de Jean
Marc Pannetier et surtout notre bonne entente ont été déterminantes
pour arriver à ce résultat. . .
Comment s’est passé le casting ?
Il a été fait au début de l'automne
2002. Nous avions fait, il y a longtemps, un premier casting ; quand Xilam
est arrivé dans la production, on a remis en cause le casting,
et on a tout refait, pour arriver à des choix assez différents.
Le casting est très réussi.
Qu'a apporté à Kaena la personnalité
de Cécile de France, récemment récompensée
d'un César du Meilleur espoir féminin ?
De la finesse, de la fragilité, de la sensibilité…
Je suis vraiment content, parce que la performance devait être parfaite,
elle est le rôle titre !
Comment êtes-vous devenu réalisateur du film
?
Lorsque nous avons commencé Kaena, je ne savais
pas exactement ce qu'était le rôle du réalisateur.
J'étais auteur et directeur artistique, ce qui me paraissait englober
un peu le tout, je pensais naïvement qu'on pouvait faire ça
dans la bonne humeur. Finalement, par manque de clarté et de communication,
tout a été très confus pendant plusieurs mois. Jusqu’à
ce que je comprenne que, si je voulais que ce film reflète ma vision,
il fallait que je le réalise -- on ne peut pas diriger 70 personnes
sans un minimum de hiérarchie. Il fallait donc que j’endosse
ce titre un peu pompeux. Je suis allé voir Denis Friedman, et lui
ai demandé à réaliser le film moi-même. Ce
qu'il a accepté, à la condition de m'adjoindre un co-réalisateur,
en l'occurrence Pascal Pinon.
Combien y a-t-il eu d'étapes ?
L'écriture du scénario a duré un
an et demi. Après la validation du scénario, on a commencé
à faire le storyboard, puis l'animatique. L'animatique consiste
à filmer le storyboard, pour pouvoir se rendre compte de la durée
du film et débuter l'animation.
Au plus fort de la production, combien y avait-il de personnes
?
70, je crois. Un peu plus avec l'équipe canadienne,
qui a fait 70% de l'animation pure.
Comment fait-on pour conserver l'unité artistique
du film avec une équipe qui se trouve à plusieurs milliers
de kilomètres ?
Déjà, il y avait un brief de départ
pour chaque personnage, avec quelques références. Il y avait
là-bas un directeur de l'animation qui était en contact
quotidien avec celui que l'on avait en France, Patrick Bonneau, avec qui
j'étais en contact permanent. Deux ou trois fois par semaine, nous
validions l'animation, sur la base des rushes qu'il nous envoyait, et
qu'il modifiait en fonction de nos commentaires. Il fallait aller droit
au but. En France, nous parlions sans arrêt avec les équipes
d'animation.
Vous avez développé vos propres logiciels
?
La majeure partie de la R&D a porté sur l’amélioration
d’outils de production existants : Alienbrain, un soft de suivi
de production qu'on a amélioré en interne, et 3D Max, que
l'on a utilisé tel quel.
Les logiciels évoluent sans arrêt. Comment
gériez-vous cette évolution permanente ?
Si vous voulez finir le film, il faut vous arrêter
à un moment donné. Vous ne pouvez pas suivre. Nous avons
utilisé la version 2.5 de 3D Max Render, et lorsque nous avons
fini le film, ils en étaient à la version 4. Mais le film
n'est pas une prouesse technologique. C'est une belle histoire qui s'inscrit
dans un ensemble artistique, et, comme il fonctionne, on se moque de la
technique. Que le film sorte en 2002, 2003 ou 2004, ça ne change
pas grand chose. A part quelques techniciens, personne ne voit la différence.
Et je pense sincèrement que si l'on raconte une belle histoire,
les gens suivent.
Quelle était la ligne directrice dans le design
des décors ?
Tarik Hamdine et Bernard Bittler ont été
les deux personnes qui m’ont permis de pousser le design aussi loin.
Pour le village, que j'ai réorganisé au dernier moment,
je souhaitais avoir des maisons suspendues en grappes aux branches d’Axis.
Avec Tarik, nous avions créé un espace très vaste,
que j'ai finalement voulu réduire pour le rendre plus humain. J’ai
organisé les maisons comme des favellas. Le temple devant être
le point central. D'ailleurs, c'est quasiment tout ce qu'on voit du village
et de sa vie. Tout est centré sur le côté mécanique
de leur vie, c'est à dire l'offrande, la messe… Tout est
axé sur le côté religieux. Pour les Sélénites,
je voulais que ça se passe dans la carcasse du vaisseau, et que
ce soit très central par rapport au pied de l'Axe. Comme une sorte
d'entonnoir qui récupère tout ce que l'arbre peut donner.
Tout est donc construit dans cet esprit de centralisation ; il y a une
tour centrale, un amphithéâtre… Tout converge vers
la Reine. Et je voulais qu'elle soit en face de Vécanoï pour
que l'on comprenne ce combat mené depuis 600 ans. D'ailleurs, on
voit toujours Vécanoï dans le reflet de ses yeux. C'est vraiment
l'obsession de sa vie. Quant à la base Vécarienne, après
de multiples recherches graphiques, j’ai décidé d’opter
pour la sobriété. La base est une construction métallique
usée par le temps. Je voulais vraiment donner au lieu une atmosphère
zen : il y a très peu d'objets, de bruit… Ça donne
un peu l'impression d'être dans une retraite. Celle d'Opaz. Pour
la base, comme pour l'ensemble du monde d'Axis, j'ai voulu garder une
dimension verticale.
D'ailleurs, cette atmosphère zen inonde tout le
film…
Il y a plein de choses qui vont dans ce sens là.
La musique, par exemple. Je ne voulais pas qu'elle souligne les événements.
Il fallait qu'elle soit en accord avec le ton du film: c'est l'histoire
d'un monde qui meurt, de gens qui se battent pour leur survie, il n'y
a pas réellement de méchants ou de gentils. Je voulais donc
que la musique porte un regard distancié sur ce qui se passe. Elle
apporte au film une sorte de calme que l'on retrouve rarement dans les
films d'animation.
Une chose frappe dans le film, c'est qu'il n'y a pas de
vrais méchants. Car les Sélénites, que l'on désigne
comme les méchants, ne sont que les victimes du crash du vaisseau
Vécarien…
Je trouvais ça plus proche de la vie. Je n'arrive
pas à croire à ces méchants qui le sont sans raison,
et que l'on retrouve régulièrement dans les films. Je trouve
ça tellement caricatural. Je n'ai pas envie de dire « Lui
est bon, lui est mauvais ». Je n'arrive pas à le faire dans
la vie, donc il n'y avait pas de raison pour le faire dans le film. D'ailleurs,
je ne crois pas qu'il y ait de vrais méchants.
Il n'y a pas non plus ici de vrais gentils…
Oui, sauf Kaena, qui est gentille parce qu'elle est naïve.
C'est peut-être la condition de la gentillesse.
On retrouve dans le film quelques éléments
qui ont fait leurs preuves dans les films d'animation. Comme le personnage
secondaire comique. Gommi, dans le cas présent. C'était
volontaire ou spontané?
Le fait d'avoir des contre-emplois comiques, apporte
un peu de légèreté dans le discours. C'est au départ
une volonté des producteurs mais je n'en suis pas mécontent.
Au début, Gommi et Assad m'emmerdaient. Mais ça marche.
Et je suis très content qu'ils y soient aujourd'hui.
Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
Les premières animations. Ça apporte tellement
de vie… Je me suis même dit que j'aurais dû en mettre
plus.
Le film regorge de clins d'œils à la science-fiction
: Star Wars, Superman… C'est conscient ?
Quand j'étais petit, j'étais fan. Je le
suis moins aujourd'hui, car je trouve que c'est trop stéréotypé.
Mais ma génération est imprégnée de cette
culture. Le plus étonnant, c'est qu'on ne se rend pas compte que
l'on puise dans ce patrimoine lorsqu'on écrit. C'est inconscient.
En même temps, les questions posées dans Kaena répondent
à de vraies inquiétudes humaines. Quant aux références,
elles étaient le plus souvent inconscientes elles aussi. Sauf une,
Gommi, qui renvoie directement à C3P0. On est d'ailleurs à
la limite de l'hommage ! Pour le reste, c'est une influence inhérente
à notre culture. Quand on a trente ans aujourd'hui et que l'on
fait un film fantastique, il est difficile de rester hermétique
à notre passé, et de faire table rase de tout ce qu'on a
vu et aimé. Mais pour moi, Kaena est davantage un film fantastique
qu'un film de science-fiction.
Dans Kaena, vous revisitez la naissance
de l'homme sur la Terre !
Oui ! Thalès, c'est la Terre, et Astria, c'est
la Lune. En fait, les villageois sont les premiers terriens. D'ailleurs,
je ne m'en suis rendu compte qu'en cours de production. Il y a plein de
choses auxquelles on ne pense pas tout de suite, et qui, après,
sautent aux yeux. Du coup, j'ai renforcé cet aspect. J'ai même
rajouté une séquence à la fin. Mais de manière
générale, je trouvais amusante l'idée que les premiers
humains soient le fruit de la végétation et d'un ordinateur.
Je trouvais marrant d'opposer les Sélénites, qui représentent
le côté naturel, spontané, intuitif, et de les mettre
en face de la technologie et de l'intelligence Vécariennes.
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