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4ème de couv :

"Dans un futur proche, il existe une ville où les habitants ont adhéré au « feuilleton ». Désormais leur vie est filmée, montée, aiguillée, mise en forme pour la télévision par celui que l’on appelle « le Roi ». L’homme est un démiurge, artiste fou, mégalomane et mélancolique qui use de l’existence des habitants de la ville pour nourrir ce grand récit qu’il tisse, jour après jour.

Rebelle à ce système, Magnus Gansa, un jeune homme solitaire, s’évertue à mener une vie sans événement et sans interaction. Son but : rester invisible afin de demeurer extérieur aux séries de la ville. Lorsque Lo DeLilla, ancienne héroïne du feuilleton, présente ses milliers de peintures élaborées à partir d’une machine restituant ses images mentales, Magnus y voit un acte révolutionnaire…

Peut-être une porte de sortie, une alternative au feuilleton. Et si chacun pouvait devenir maître de sa création, de son existence ? Au sein de l’Empire des séries, va alors démarrer pour Magnus une longue quête qui va le mener au coeur de cette mystérieuse ville et de son roi.

Avec L’Empire et l’Absence Léo Strintz signe un premier roman magistral, total, d’une ambition folle, un roman-monde. De la personnalisation de l’art à la disparition des oiseaux, L’Empire et l’Absence n’est pas un récit à clé, pas une allégorie contre la télé-réalité, pas une alarme contre la pulsion de mort d’une civilisation en bout de course. Ou peut-être que si."

https://www.babelio.com/couv/CVT_Lempire-et-labsence_1640.jpg


Pour un premier roman c'est ambitieux et plutôt original, il semble clivant, l'écriture étant particulièrement travaillée et l'univers assez singulier. On lorgne un peu du côté du traité ou de l'essai, avec des thématiques proches du dernier Damasio. C'est vraiment dense à lire, mais il y a des pages exceptionnelles de justesse. Des retours ? Je l'ai bien entamé.

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Il faut du temps pour achever et apprécier une oeuvre aussi riche ! Très bonne pioche pour ma part, il détonne aisément en cette rentrée littéraire; tant au niveau de la forme (proustienne en un sens, pas si éloignée de Abeille ou Krasznahorkai) que du fond c'est très audacieux. J'ai rarement lu de roman où je doive aussi régulièrement souligner des passages. On pense évidemment aux classiques de la dystopie (Huxley, Orwell, ou Truman show) que l'auteur dépasse en déployant un univers qui lui est propre, et en explorant des questionnements plus contemporains avec brio. Seuls bémols, le dernier quart est parfois longuet et la fin demeure assez cryptique. Mais nul doute que j'y reviendrai !

Si vous voulez prolonger le livre, voici un riche entretien avec l'auteur :
Entretien avec l'auteur

J'ai modifié le lien car il semblerait que l'ancien ne corresponde plus à rien.

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[justify]Lecture exigeante, s'il en est, je me suis ici heurté plutôt à un écueil narratif. Avant de formuler mes réserves, je dois bien reconnaître que le style est très largement supérieur aux productions françaises récemment éditées et étiquetées "dystopie". La lecture m'a constamment rappelé des images de Truman Show, de Dark City et également de La fille automate de Paolo Bacigalupi. Ce mélange est plutôt efficace et donne au récit une assise vraiment rassurante.
La langue est éblouissante, l'auteur parvient à prolonger la description d'un état mental sur plusieurs pages sans que cela ne devienne lourd. Je suis vraiment impressionné. Les nombreux renvois aux systèmes philosophiques qui se sont penchés sur l'art font comprendre au lecteur que l'auteur les identifie pour mieux les évincer. Cette approche m'a paru tout à fait remarquable, car elle montre un véritable intérêt et une réflexion approfondie sur l'art et ce que le sujet est susceptible d'en attendre.
La ville est plutôt cohérente même si elle semble se vider à mesure que le récit choisit de se concentrer sur une poignée de protagonistes centraux. C'est plutôt sur la fin que le récit m'a semblé perdre en souffle narratif au profit d'une approche réflexive toujours aussi dense. L'épilogue est long et n'apporte que toujours plus de considérations théoriques. Je me suis demandé sur la fin si l'auteur n'avait pas oublié d'y glisser une histoire à partager au lecteur. C'est sur ce point précis qu'il m'est difficile de juger un tel roman. Le contenu est impressionnant mais le narré proposé reste lui plutôt décevant.
Je te suis toutefois grandement reconnaissant pour avoir attiré mon attention sur cet ovni. La difficulté sera maintenant de trouver des lecteurs avec qui échanger nos impressions...[/justify]

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Le plaisir est pour moi, surtout avec si peu de retours sur la toile pour un premier roman aussi radical ! :huh: Si d'ordinaire je suis un brin sévère sur les romans qui peinent dans leur achèvement, ce qui est assez le cas ici, je ne peux que le minimiser pour cette oeuvre au regard du nombre de pages décisives, profondes, que je ne cesse de revisiter. Il serait bien malhonnête d’avancer que j’ai entièrement compris la fin de l’oeuvre et l’ai complètement apprécié. J’ai bon espoir que certains motifs auront plus de relief à la relecture entière, et même si l’auteur s’est un peu perdu en chemin (ce dont on peut un peu douter tant il semble avoir minutieusement et bien longuement tout orchestré), le cheminement proposé suffit à nourrir à moyen ou long terme, et risque de rendre bien des romans similaires fades.
Il me fait l'effet d'un essai roboratif, qui a bien digéré ses références, touche les écueils personnels et collectifs de notre époque en questionnant ce besoin de narration. Tu as bien raison d'observer que l'auteur ne s'ingénie jamais à recycler les critiques habituelles mais les intègre de façon critique. J'ai d'ailleurs particulièrement apprécié, comme l'auteur le souligne dans l'entretien, qu'il déploie son interrogation par l'univers, jusque dans le style, sans se livrer à des critiques en surplomb et artificielles. Sa grande force est aussi de tenir une ligne de crête, il ne cède jamais à un anti-modernisme basique, il fait constamment effort pour mettre en lumière les illusions possibles de cette critique; en ce sens sa critique de la modernité, post-modernité, du progressisme ou de l'humanisme, n'est jamais passive, passéiste. En somme elle est aussi, en creux, un sérieux démenti aux divers restaurateurs.

De même son discours métapolitique, ou pleinement philosophique, lui évite bien des écueils des romans engagés (on pourrait dire que ne souciant pas d’être engagé, il peut ainsi engager œuvre neuve, radicale, et assez déroutante en effet), souvent vite périmés. Ce point de vue lui permet, malgré ses limites narratives en fin de parcours, de s’assurer une place de choix dans les livres qui pourront durer, faire sens, ici peut-être précisément en se refusant à cette facilité de livrer une recette, de répondre à ce besoin de sens, source d’errances spectaculaires (ou double sens du terme). Il s’agit d’ausculter lucidement, tragiquement (ce sentiment du tragique essentiel à la condition humaine qu’on a cru pouvoir congédier, nous autres Rois/Sujets du feuilleton moderne), cet élan existentiel qui nous fait multiplier les cavernes, alors même qu’on croît, par rébellion, les briser.
Il faut alors en passer par d’authentiques coups de marteau (et je me laisse aller moi-aussi à une vache sacrée dont il faut se départir, la quête d’authenticité, également visitée par l’oeuvre), sans espoir de réaménagement, des illusions tenaces héritées et recyclées, telle celle, je crois particulièrement explorée, de l’idéal d’émancipation dont il faut se libérer. Strintz rejoint les analyses d’un des philosophes contemporains les plus perspicaces, Byung-Chul Han (en français je recommande surtout sa Topologie de la violence ; c’est court mais exceptionnellement riche) qui montre une subtile métamorphose de la violence, et à rebours des analyses traditionnelles du totalitarisme/fascisme (violence comme seule négativité), en montre la positivité, l’immanence, au travers d’injonctions justement en apparence libératrices mais perfidement aliénantes : le discours managérial d’adaptation et bienveillant, le sur-accomplissement, l’hyper-communication ; en bref une auto-aliénation pernicieuse, difficile à détecter car nous y participons en croyant par-là même nous libérer-réaliser, et dont il est bien malaisé, on le comprend, de se dépêtrer.

Pour donner un aperçu de ce rapprochement voici un extrait de L’empire et l’absence (le choix est difficile, tant de passages sont percutants) : « De cette crise était né le roi. De cette crise était né son grand feuilleton, qui promit à ces vies cristallisées sur les réseaux, à cette solitude pourrissante, à cette absence cruelle de destin, la possibilité non pas d’être entendues – car quiconque, aujourd’hui, pouvait être entendu – mais d’être imbriquées et intriquées entre elles. Le feuilleton fit ce pari de former une histoire à travers la vie intime des hommes ; il se présenta, en quelque sorte, comme un pacte social de représentation, une union des points de vue pour faire coïncider l’éparpillement des récits et nourrir une même vision – et ce fut au roi de jouer le rôle de liant entre ces sources narratives et de garantir une cohérence générale, de certifier une satisfaction finale. »
Et puis des extraits de Topologie de la violence de Byung-Chul Han : « Les médias modernes occupent un espace dépolitisé, déthéologisé du spectacle. Ils produisent, pour autant qu’ils produisent quelque chose, une gloire sans règne. » « La transparence, c’est aussi la nudité et l’obscénité de l’argent qui rend tout as-simil-able à tout en abolissant l’incommensurabilité et l’impénétrabilité des choses. Un monde où tout à un prix et où tout doit générer un gain est obscène. […] Une société exposée est une société pornographique. […] Les choses ne disparaissent pas dans le noir mais dans leur surexposition, dans leur hypervisibilité. […] l’exposition pornographique et le contrôle panoptique se confondent. Exhibitionnisme et voyeurisme alimentent les réseaux érigés en panoptique électronique. La société de contrôle se réalise là où le sujet se met à nu non pas contraint de l’extérieur mais poussé par un besoin autogénéré. […] Exposition égale exploitation. Communication égale commerce. »

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Pardon d'y revenir, ce livre m'accompagne encore après d'autres explorations. Une récente émission de Répliques (France culture, Finkielkraut; dois-je ici le préciser, le Finki littéraire est bien plus agréable que sur le plan politique) entame un entretien avec Laurent Mauvignier pour son "Histoires de la nuit" (un proustien roman campagnard sublime) dans lequel ils abordent, à la fin de l'entretien, le renversement entre le réel et la fiction. Non qu'il s'agisse de se mettre à la remorque de la fiction mais bien que l'écrivain se doit d'utiliser les moyens/codes nouveaux pour penser ce nouveau rapport. Ce qui me semble être l'un des points forts de Strintz, en refusant de se livrer au mode et à la mode, quand bien même il les connaît, mais les innervant pour mieux les questionner.