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Un entretien avec Joan Mickelson

Par Gillossen, le mardi 10 octobre 2023 à 11:59:19

SauvageEn un mot comme en cent, Sauvage de Joan Mickelson fut la très belle surprise de cette rentrée pour votre serviteur.
Je vous renvoie séance tenante à notre chronique sur le site. Dès lors, comment refuser l'opportunité de poser quelques questions à l'autrice ? Merci à Brigitte Leblanc de la collection Le Rayon imaginaire pour nous avoir permis de concrétiser cet échange, et encore merci mille fois à Joan Mickelson, évidemment, pour son temps, et son roman.

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L'interview

Tout d'abord, félicitations pour votre roman, l'une de mes meilleures lectures de l'année. J’ai été très touché par votre voix. Ce récit double a-t-il toujours été pensé ainsi ? Ou auriez-vous pu choisir une alternance de chapitres, par exemple ? Qu'apporte selon vous cette juxtaposition des deux récits ?
Merci pour vos compliments, ils sont très importants pour moi. Le premier texte que j’ai envoyé à Brigitte Leblanc, qui allait devenir mon éditrice, était la partie « Lui » ; il était rédigé en anglais. Il lui a assez plu, apparemment, pour qu’elle demande à en découvrir plus. A l’époque, j’étais en train de travailler sur l’autre volet, la partie « Elle ». La question s’est posée de savoir comment le roman, constitué de ces deux parties, allait être présenté. L’alternance de chapitres a été évoquée, mais cela ne me semblait pas une très bonne idée. D’abord parce que les chapitres en question ne se répondaient pas de façon significative, que la dynamique des deux textes n’était pas la même ; ensuite parce que je voulais que le lecteur ou la lectrice reste dans la « vérité » de chaque voix, quelle que soit la partie qu’il ou elle choisirait de lire en premier.
Avez-vous rédigé les deux histoires en parallèle, ou l'une après l'autre ?
L’une après l’autre. « Lui » d’abord, « Elle » ensuite.
Comment Sauvage s’est-il retrouvé finalement publié par le Rayon Imaginaire ?
C’est une histoire assez amusante : par des amis communs, mon éditrice connaît mon frère, qui habite à New York. Il lui a dit que j’écrivais, et il lui a raconté ce que je faisais, du moins le peu qu’il en savait. A vrai dire, je ne cherchais pas d’éditeur, j’écrivais d'abord pour le plaisir. Mais Brigitte a insisté pour me lire ; et elle a pris très vite contact avec moi. J’étais surprise. Moi, publiée ? Il a fallu me convaincre.
Le roman a été écrit en anglais mais vous l'avez vous-même traduit. Avez-vous toujours désiré vous en charger vous-même ? Comment avez-vous abordé cet exercice ?
Lorsque nous avons parlé traduction, mon éditrice a vite compris que j’écrivais aussi en français. Je l’écris beaucoup mieux que je le parle, en vérité ; le fait est que je suis une lectrice assidue de classiques, du XIXe et du XXe siècle, surtout ; quand j’avais 20 ans, je recopiais des chapitres entiers de Victor Hugo, Stendhal, etc. Brigitte Leblanc m’a demandé si j’avais songé à rédiger mon roman en français, j’ai répondu « certainement pas », et c’est ainsi que l’idée est venue, à cause de ce « certainement pas » très affirmatif. En vérité, je le pense toujours : je ne crois pas que je puisse écrire directement dans votre langue, il me semble que je dois d’abord « penser » mon récit en anglais. (Il serait intéressant de poser la même question à Camille Bordas qui, de la même façon, a écrit son roman How to behave in a crowd d’abord en anglais puis en français... mais qui, elle, est française.)
Quand je traduis, c’est drôle : je m’arrange un peu parfois. Je ne suis pas une traductrice très fidèle, très consciencieuse, mais ce n’est pas grave, parce que c’est moi-même que je trahis.
Quelle différence feriez-vous sur le plan littéraire, quant à écrire en anglais ou en français ?
Le Littré, qui est, je crois, le premier livre que j’ai acheté quand je suis arrivée en France, contient 132 000 mots. L’Oxford English Dictionary en renferme 172 000. Quand j’étais jeune, j’étais fascinée par cet écart, qui me semblait révéler beaucoup de l’histoire de deux pays. Aujourd’hui cela ne me paraît plus essentiel. D’abord, je suis américaine, pas anglaise, ce n’est pas la même musique, pas les mêmes usages. D'autre part, ma mère est née en France mais l’anglais est ma langue natale. Ecrire en français, pour moi, c’est cheminer en terre étrangère. Pas inconnue mais étrangère. Je me sens plus vulnérable, plus « isolée », j’ai cette peur permanente d’être jugée, moquée. Pourtant, je pense que venir d’ailleurs est aussi une force. On manque de références, de déférence, mais on peut apporter autre chose. Personnellement, je me sens armée d’une sorte de « poétique du danger » (c’est mon éditrice qui a trouvé cette expression).
Question cocardière, mais quel est votre rapport à la France, où vous avez vécu quelque temps ?
J’ai vécu dans l’Est de la France, au plus près du cœur de l’Europe. A Strasbourg, j’ai été émerveillée par la cathédrale, la vieille ville, les ruines de châteaux-forts dans les montagnes toutes proches (on retrouve des évocations de ces souvenirs dans la partie « Elle » de Sauvage, où les Castkills deviennent un peu les Vosges). Nous n’avons pas de monuments anciens, aux Etats-Unis, pas de pierres moussues. Notre histoire est jeune, nombre d’entre nous sommes américains que depuis deux, trois ou quatre générations. Je suis américaine, aucun doute là-dessus. Mais je me sens aussi appartenir à quelque chose de plus vaste qu’un pays.
Le roman est parsemé de considérations parfois très courtes, d'une ligne, mais souvent marquantes, je pense à ce que Christof dit sur les enfants au tout début de sa partie. Cela vous vient-il naturellement ou est-ce le genre d’ajouts qui font partie de votre travail de relecture ?
Je n’ai pas d’enfants et n’en aurai pas ; en ce qui concerne la phrase que vous évoquez, ce n’est pas un ajout, elle se trouvait là dès le départ. Il y a eu quelques modifications en cours de traduction, en effet, mais c’étaient plutôt des détails, des images qui ne m’étaient pas venues la première fois.
Pourrait-on imaginer une telle histoire prendre place ailleurs qu'aux États-Unis, entre New York et les Catskills ? Thématiquement, tout semble faire sens pour l'accueillir.
Je crois que souvent, dans un premier roman, on parle de ce que l’on connaît le mieux (et encore, je ne peux pas dire que je connaisse très bien New York, si mon frère n’y habitait pas, je n’irais jamais). Mais j’ai des projets assez concrets de livres se passant ailleurs, en Angleterre (sur une famille d’écrivaines très connue) et en France, notamment. Si on met de côté le décor, les références, il n’y a rien de fondamentalement « américain » dans mon histoire.
« Elle » m'a paru plus méfiante, tandis que Christof semble presque le dernier à se rendre compte de sa nature double, à répondre à son appel. Mais les deux doutent. Que représentent ces doutes pour vous ?
Les deux histoires se répondent et s’entremêlent mais, évidemment, elles sont très dissemblables. C’est une question d’itinéraires. « Elle » a toujours su qu’elle était différente : elle doit apprendre à devenir un peu humaine, à trouver malgré tout sa place dans le monde. « Lui », au contraire, s’est toujours « pensé » humain. Il doit accepter sa part sauvage.
J’ai eu l'impression que la solitude représentait presque un recours, même si Christof est quelqu'un de très entouré. Est-ce une notion importante à vos yeux, la solitude, le silence, comme une sorte de recueillement ?
Voilà une question fondamentale et je vous suis très reconnaissante de la poser, même si ma réponse, par définition, ne peut pas être à la hauteur. Idéalement, j’aimerais bien opposer le silence à… tout. Idéalement, je n’écrirais pas, je ne parlerais pas, je crois que je pourrais tout à fait me contenter d’observer, d’être. Certes, je travaille dans une bibliothèque, j’ai des amis, je dois quand même ouvrir un peu la bouche. Mais seulement un peu. Si mon voisin et moi nous entendons très bien, nous échangeons dix mots dans l’année, pas plus. Le reste, ce sont des regards, des sourires, des grimaces, des petits signes de connivence. Et je peux passer une soirée entière avec une amie à contempler les étoiles. Les mots ont fondé les religions et les lois, mais il y a des guerres de religions, et il y a des crimes malgré les lois.
C’est aussi le rôle de la littérature que de laisser exister des silences, que de faire éclore des images. Un livre peut rester en vous une fois que vous l’avez lu, et vous ne vous rappelez peut-être pas les mots, les phrases. Vous vous rappelez la beauté, la grâce, les émotions, les paysages. Une forêt n’a pas besoin de mots. Un visage non plus : il y a le sourire, les larmes…
Le renard est donc l'animal que vous avez choisi pour mettre en scène ces deux destins, mais on aurait pu songer à un loup, un aigle, pourquoi pas... Existe-t-il pour vous une symbolique particulière avec le renard ? En France, il y a toute cette aura acquise avec le Petit Prince de Saint-Exupéry, d'animal que l'on ne peut apprivoiser.
Je vous avoue que je n’ai pas pensé beaucoup au Petit Prince, même si je l’ai lu. Le Renard, pour moi, c’est l’image même de l’Autre. Il est près de vous, mais il reste un étranger. Il vous connaît, mais il ne se montre pas. On dit qu’il est « rusé », mais c’est nous qui l’obligeons à l’être. Parce que nous ne le connaissons pas. Le chien est un frère, le renard un cousin mystérieux. Le loup, c'est autre chose... Par ailleurs, j’ai tendance à obéir aux signes, aux rêves. Il y a un renard, à côté de chez moi. Plutôt : c’est moi qui habite à côté de chez lui.
La nature, y compris à New York, occupe une grande part du roman. C'est une retraite, face au monde civilisé. Vous avez dit que l'on ne se perd jamais vraiment en forêt, c'est le monde qui nous oublie. Quelle est votre relation personnelle avec la nature ?
J’y vis. Pour moi, la nature est sacrée : un « système de vie » articulé en symboles, qui nous enveloppe, nous définit et nous oblige. J’ai lu James Lovelock, et les travaux de Peter Ward, qui voient la Terre comme un superorganisme (mais sont en désaccord sur ses visées). Je ne relègue pas l’humanité au rang d’une simple nuisance mais je note quand même chez certains de mes contemporains une forme d’arrogance, de complexe de supériorité qui pourrait se révéler, dans les décennies à venir, très problématique.
Pensez-vous qu'aujourd'hui, l'Homme (au sens de l'être humain) se coupe beaucoup trop de la nature ? Je songe aux derniers mots de Christof à ce sujet, des mots implacables quant à nos agissements, pour ne pas dire nos fautes...
Nous ne connaissons pas grand-chose, en vérité, du monde qui nous entoure. Songez à l’expérience de Christopher McCandless dans Into the wild. Nos aspirations à vivre plus en symbiose avec Grand-Mère Nature se heurte à une réalité irréfutable : nous ne sommes pas de taille. Nous nous voyons plus grands et forts que nous le sommes.
Sauvage se situe à la croisée des genres littéraires, à mes yeux, un ouvrage inclassable, avec même quelques scènes de fantastique flirtant avec l’absurde. Comment le voyez-vous, vous ? Quelle place accordez-vous aux catégorisations d’ouvrage ?
Aucune, ces questions m’indiffèrent. Ce que je veux dire, c’est que je ne réfléchis pas à ce que j’écris en termes de genres. Que les lecteurs classent mon livre où ils veulent ou, mieux, qu’ils ne le classent pas. (Si Brigitte Leblanc est si heureuse de me publier dans sa collection Le Rayon imaginaire, c’est également, sans doute, parce qu’elle n’aime pas non plus beaucoup les étiquettes.)
Autre forêt, celle des mots, celle des livres. Si l'on se fie à la présentation de votre éditeur, vous êtes une amoureuse de la littérature. Comment s’est bâti votre parcours de lectrice ?
Encore une question primordiale ! Ma mère était une immense lectrice, elle m’a transmis cette passion. J’ai toujours vécu entourée de livres et d’histoires. Romans américains, anglais, français, allemands un peu (hélas, je ne lis pas assez bien l’allemand pour l’apprécier en version originale). Je travaille dans une bibliothèque. Votre image de forêt est tout à fait juste. Une bibliothèque, ce sont aussi des murs qui protègent. Louise Erdrich parle merveilleusement des romans dans The Sentence, qui vient d’être traduit en français. « On trouve dans les livres tout ce qu’il faut savoir, sauf l’essentiel. »
Le roman compte son lot de références, littéraires ou musicales. Pourriez-vous donner à nos visiteurs quelques conseils de lectures ou d’écoute ?
Je ne suis pas très à l’aise avec cet exercice, mes conseils n’ont pas de valeur particulière. Si je devais en donner un, ce serait « ouvrez-vous, respirez fort, acceptez, accueillez ». Je peux toutefois vous parler d’un disque que je réécoute régulièrement depuis 40 ans, From gardens where we feel secure, de Virginia Astley, une Anglaise oubliée : on y entend des cloches, du piano, des bruits d’animaux, la campagne anglaise épanouie, c’est tout à fait merveilleux.
Enfin, auriez-vous un dernier mot à partager avec nous ?
L'ouvrage que j’ai le plus utilisé pour traduire mon texte est un dictionnaire de synonymes. Je cherche un synonyme à « heureuse » mais, malgré la richesse de votre langue, je n’en trouve pas un qui convienne, il manque une nuance de calme, d’évidence, de reconnaissance. Disons que je suis très fière que mon livre paraisse d’abord en France.

Propos recueillis et mis en forme par Emmanuel Chastellière.


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