Vous êtes ici : Page d'accueil > Interview exclusive

Une tasse de thé avec Chris Vuklisevic

Par Luigi Brosse, le jeudi 13 juillet 2023 à 10:00:59

Chris VuklisevicGagnante du prix Elbakin.net du meilleur roman francophone en 2021, Chris Vuklisevic est de retour avec Du Thé pour les fantômes, son nouveau roman qui lorgne du côté du réalisme magique.
À l'occasion de cette sortie, Chris a bien voulu répondre à nos questions.

L'interview

Bonjour Chris. Entrons directement dans le vif du sujet. Tu as gagné le prix Elbakin.net 2021 du meilleur roman francophone avec Derniers jours d'un monde oublié, ton premier roman. Ce succès initial a-t-il rendu ton second livre, Du Thé pour les fantômes, sorti en 2023, plus facile à écrire / à faire publier ?
Quand j’ai envoyé Derniers jours d’un monde oublié pour le concours organisé par Folio SF, je savais qu’il se passerait plusieurs mois avant d’avoir les résultats. Comme je ne voulais pas me focaliser là-dessus (surtout qu’il y avait très peu de chances que ça marche…), je me suis immédiatement lancée dans un nouveau projet.
Et, pour être honnête, oui, tout a été un peu plus facile. Je venais de terminer un roman ; je savais désormais que j’en étais capable, ce qui a fait taire quelques doutes. J’ai aussi décidé de ne pas me prendre la tête pendant mille ans sur un scénario méga-structuré, contrairement au premier, mais d’explorer un peu plus librement les pistes qui me venaient.
Et puis mon éditeur chez Folio SF, Pascal Godbillon, est également directeur de la collection Lunes d’encre chez Denoël. Après notre travail sur Derniers jours, il m’a proposé de lui envoyer mon prochain roman. (Sans garantie qu’il l’accepte, bien sûr ! C’était à la fois rassurant de savoir qu’un éditeur attendait mon texte, et une tout autre forme de stress…)
Et donc, si tu devais pitcher Du Thé pour les fantômes, comment le présenterais-tu ?
En une phrase : une enquête intime sur des secrets de famille, dans une Provence brute et sombre, teintée de contes et de magie.
En quelques phrases : quand le récit commence, vous êtes en vacances à Nice. Pas de bol : il pleut des cordes. Vous vous réfugiez dans un salon de thé qui a l’air à peu près vide… sauf qu’on vous installe à la même table qu’un vieux monsieur. Celui-ci, qui habite dans le coin, vous fait remarquer ce qui se passe autour de vous. Les théières se soulèvent toutes seules, les tasses se remplissent… Le salon n’est pas vide : il est rempli de fantômes. En attendant que la pluie s’arrête, il va vous raconter une histoire du pays. Celle de la serveuse derrière le comptoir, qui ressemble à s’y méprendre à une sorcière et qui, il y a de nombreuses années, a dû renouer avec sa sœur passeuse de fantômes pour partir à la recherche du spectre de leur mère, morte en plein milieu d’une phrase.
Ton éditeur présente le roman comme étant du réalisme magique. Je (Luigi) l’ai perçu comme une vraie fantasy (en pensant notamment à la définition de Ruaud : irrationnel non purement horrifique et utilisation de la magie). Qu’est-ce que tu en dis ?
Ça colle, en effet ! Mais on le sait, ces genres-là sont tellement poreux qu’il est difficile d’y poser des frontières bien nettes. Et j’ai l’impression qu’aujourd’hui, quand on entend fantasy, on ne pense pas tant à cette définition qu’à : dragons, aventure, magie, quête, sauver le monde. Or, ici, on est loin de ces codes.
En l’écrivant, en tout cas, je me suis inspirée de textes qui penchaient du côté du réalisme magique plutôt que de la fantasy, comme ceux de Carole Martinez, par exemple. Il y a certes des fantômes, du thé qui recèle des pouvoirs, des théières sauvages et des fleurs carnivores qui avalent les oiseaux. Mais au fond, ce qui prime, c’est le récit familial, la relation entre Félicité, Egonia et leur mère. On reste aussi (la plupart du temps) dans un cadre très réel, ancré géographiquement, celui de Nice et de son arrière-pays.
Tu as dit précédemment : La lecture de fiction [...] offre la possibilité de se mettre dans la peau de personnages qu’on regarderait comme des abrutis ou des fous dans la réalité, et de saisir ce qui les pousse à être ce qu’ils sont. Ce qui n’amène pas forcément à être plus tolérant (je déteste ce mot), mais à se rendre compte qu’on n’est pas meilleurs que ces autres. Cette réflexion illustre-t-elle l’une des raisons d’être de tes histoires ? Et parce que je (Luigi) suis curieux, j’aimerais bien une explication de pourquoi cette haine du mot tolérant, car il me semble que cette prise de conscience de n’être pas meilleur que son prochain est, justement, le premier pas vers la tolérance.
Je crois qu’aucun d’entre nous n’aspire au plus profond de soi à s’entendre dire : Je te tolère. Il y a quelque chose de terriblement condescendant et distant, là-dedans, non ? Je suis chrétienne, la Bible occupe une place prépondérante dans ma vie, et je ne pense pas y avoir lu : tolérez-vous les uns les autres. On ne parle même pas de tolérer des gens qui pensent un peu différemment de nous. On parle d’aimer ses ennemis. De bénir ceux qui nous maudissent. De rendre le bien pour le mal. C’est tellement radical et puissant ! Et impossible à vivre par soi-même, aussi. Alors j’imagine que, oui, sans cette puissance-là, la tolérance, c’est déjà pas si mal pour essayer de se côtoyer sans s’entretuer. Mais ça ne nous rendra pas intrinsèquement heureux.
Je trouve que la littérature nous apporte un peu de ça. Un peu d’amour pour des personnages tordus, indéfendables, monstrueux et pourtant si humains, si semblables à nous. Ce qui ne rend pas pour autant leurs actions ou leurs idées acceptables, ni même tolérables.
Dans tes deux premiers romans, le thème de l’identité est très présent, que ce soit dans le vocabulaire choisi, les thèmes abordés, les rôles des personnages et jusqu’au focus sur leurs noms. Pourquoi cette importance et qu’est-ce que cela signifie pour toi ?
Parce que j’ai l’impression qu’on est sans cesse en train d’essayer différentes versions de nous-même. Je ne suis pas la même personne seule chez moi, en famille, dans le métro, en dédicace, avec mes amis d’aujourd’hui, avec mes amis d’enfance. Mais alors, si je suis dans chaque situation une personne différente, où est le vrai moi ? Est-ce que je fais du shape shifting et mens sur ma véritable identité à chaque fois ? Ou est-ce que toutes ces facettes sont authentiques et, ensemble, me constituent ? Et si c’est le cas, vu que je ne suis jamais plusieurs de ces facettes à la fois, à quoi cela ressemblerait-il si elles étaient toutes rassemblées ?
Je n’ai pas les réponses, et ce débat se retrouve dans Du thé pour les fantômes. Il y a Carmine, avec ses 57 personnalités, complètement dépassée par cette multiplicité au point de s’y perdre. Il y a Egonia, née Agonie, qui a choisi de prendre une apparence de vieille sorcière pour s’extraire des préjugés qui pèsent sur elle, en les embrassant complètement, jusqu’à l’excès. Et il y a Marine, qui dit ceci : On n’est pas qu’une personne dans sa vie, Clé. Certains te diront qu’on emprunte à l’envi des masques. Moi, je te dis qu’on change de peau, de chair, de squelette et de sang. On ne ment pas en le faisant : on se transforme. On oublie celles qui peuplaient notre corps pour leur préférer des femmes nouvelles.
Notre prénom ajoute encore une dimension à cette question : en plus des identités que l’on prend, il y a celle que nos parents ont projetée sur nous. Le choix d’un prénom pour son enfant n’est jamais anodin. Il reflète des désirs plus ou moins conscients, des attentes, tout un imaginaire. C’est en partie ce que revêt l’outrenom dans le roman : un nom caché dans votre prénom, censé révéler votre identité véritable. Sauf si on décide de ne pas le connaître. Ou de s’en libérer.
Il y a certaines similitudes entre Félicité de Du Thé pour les fantômes et Arthur de Derniers jours d’un monde oublié, en cela qu’ils cherchent à s’émanciper de leur classe sociale d’origine, Arthur en devenant marchand et Félicité en allant au lycée. Y a-t-il un parallèle à faire avec ta montée à Paris et ton entrée dans la vie active ?
C’est encore plus flagrant avec Félicité, qui va carrément dans le lycée où j’ai fait ma prépa - le lycée Masséna, à Nice. En revanche, s’il y a dans mon parcours des similitudes avec celui de Félicité et d’Arthur, je ne suis pas partie d’aussi loin qu’eux - je n’habitais pas à la campagne mais en pleine ville, je viens d’un foyer modeste mais n’ai jamais connu la misère. D’autres que moi ont sans aucun doute vécu ce décalage de façon beaucoup plus violente.
Reste que, à la sortie du bac, je ne savais même pas ce qu’était une licence ou un master. Ma mère et les mères de mes copines étaient presque toutes assistantes maternelles. Je suis allée en prépa sans savoir vraiment ce que c’était, parce que ma prof d’italien m’avait dit : avec les notes que tu as, tu vas quand même pas aller à la fac, va en prépa, c’est mieux. Débarquer deux ans plus tard à Paris, c’était presque entrer dans un autre monde. C’est le genre d’expérience assez déroutante qui ouvre les yeux sur tout ce qu’on ne sait pas, ce qu’on n’est pas, ce qu’on ne sera jamais. Et sur ce qu’on ne sera jamais plus après l’avoir quitté. Ensuite, il faut apprendre peu à peu à faire de cet entre-deux un les-deux-à-la-fois.
Ton approche de l’écriture semble étonnamment réfléchie, pensée et travaillée. Pour donner un exemple de ce que je (Luigi) veux dire, tu expliquais précédemment que pour écrire des personnages crédibles, tu jouais sur la proximité que tu pouvais partager avec eux du fait d’expériences communes ou lorsque cela te faisait défaut, tu t’astreignais à un travail de recherche. Peux-tu nous en dire plus sur ton processus d’écriture ? Et le conseil que tu te donnais à toi-même d’écrire d’abord librement et sincèrement avant d’éditer est-il toujours applicable ?
Pour l’instant, je change de façon de faire selon les projets. Un roman comme Du thé pour les fantômes demandait une plus grande liberté d’exploration, un scénario moins ficelé d’avance et plus organique que Derniers jours d’un monde oublié, que j’avais énormément structuré en amont.
En tout cas, maintenant, j’essaie justement de ne pas trop penser et réfléchir, du moins au début. De laisser les images, les envies, les atmosphères mijoter au fond de ma tête jusqu’à former un petit début de quelque chose à explorer. Et de ne passer à la structuration que dans un second temps, une fois que la matière brute est là. Cette approche me permet de laisser d’abord libre cours à mon écriture, sans me poser de limites ni trop penser au résultat final, puis de chercher dans ce magma les lignes de force, les thèmes à creuser, les fils à tisser, élaguer tout le reste et retravailler le texte dans ce sens.
Niçoise d’origine, tu as vécu un an en Irlande et tu résides aujourd’hui à Rennes. Le sud de la France, et à plus forte raison de l’Europe, est beaucoup moins utilisé comme source d’inspiration que les pays celtiques en fantasy. Comment expliques-tu cette disparité ?
C’est la faute à Tolkien, comme tout le reste, d’ailleurs ! Je dis ça en rigolant, mais c’est un peu vrai. Ses œuvres ont tellement imprégné le genre qu’on en ressent encore les influences aujourd’hui. Mais hors d’Europe, d’autres approches de l’imaginaire se sont construites sur d’autres bases que celle-ci, et donnent des ambiances tout à fait différentes - par exemple, le réalisme magique sud-américain, pour ne citer que lui.
Après, lorsqu’on écrit dans les genres de l’imaginaire, on cherche souvent un ailleurs, une forme de dépaysement. On trouve alors beaucoup plus stylé d’aller puiser dans ces traditions qui nous font rêver que dans notre quotidien banal. Moi la première : j’ai quand même mis des pirates et des cowboys dans mon premier roman… Mais (attention, phrase digne d’un compte millionnaire.mindset sur Instagram) ce qui fait l’originalité d’un auteur, ce sont les strates uniques qui le composent. N’importe qui aurait pu raconter cette histoire de famille, mais personne n’aurait pu la raconter comme moi - et personne ne la raconterait comme vous. Or, je viens du sud, et par tous les chemins, j’y reviens (désolée). C’est sans doute le travail que doit mener chaque artiste : assumer de plus en plus ses influences uniques, aller de plus en plus vers sa propre voix, même si elles peuvent nous sembler affreusement triviales, puisque ce sont les nôtres.
Tu as travaillé comme rédactrice en chef d’une revue qui parle de littérature et de culture adolescentes aux enseignants et aux bibliothécaires. On l’a dit, tu as vécu en Irlande pendant une année. Tu es la créatrice d’un podcast / club dédié à l’écriture. Toutes ces expériences ont-elles contribué à ton inspiration ?
J’ai créé ce podcast, Le Club où on discute d’écriture sans filtre, pour partager les discussions autour de l’écriture que j’ai régulièrement avec mes amies. Nos échanges m’aident constamment à verbaliser mes doutes et à recevoir du soutien, dans un processus d’écriture pas forcément linéaire. Quant à mon travail pour la revue Lecture Jeune, il m’a surtout apporté une meilleure connaissance du milieu éditorial. Et en ce qui concerne l’Irlande, je m’en suis directement inspirée pour mon troisième roman - mais j’en reparlerai un peu plus bas !
Lors d’une interview en 2018, l’auteure américaine V.E. Schwab nous disait s’être sentie contrainte de se cacher derrière ses initiales en raison d’un a priori persistant sur les femmes en SFFF. Un lecteur lui avait d’ailleurs affirmé qu’il n’aurait pas acheté son livre s’il avait su que V. était une femme… Te reconnais-tu dans cette anecdote ? Penses-tu que les femmes aient encore du chemin à parcourir dans ce milieu, et est-ce la raison pour laquelle tu as opté pour un diminutif unisexe sur les couvertures de tes romans ?
J’ai choisi ce pseudonyme pour plein de raisons. D’abord, Vuklisevic, c’est déjà long et compliqué, donc je voulais un prénom le plus simple possible à côté. Christelle, c’est trop long ; j’ai coupé à Chris. C’était aussi une façon de brouiller les pistes sur mon origine (le texte peut être français ou traduit) et, en effet, sur mon genre. Juste au cas où. Mais franchement, je ne crois pas que ça ait changé grand-chose. Ou bien si : peut-être que je serais plus souvent incluse dans les recommandations mettant en avant les autrices… Bien fait pour moi !
Il existe encore certains lecteurs qui entretiennent des préjugés sur les autrices, mais j’ai l’impression que cela reste une minorité - surtout en fantasy. En tout cas, je n’en ai jamais fait les frais, ou du moins, je ne m’en suis pas rendu compte. D’ailleurs, pour mon troisième roman, je signerai sous un autre pseudonyme, nettement féminin cette fois, puisqu’on sera sur une romance. Et là, c’est l’inverse : en romance fantasy, mieux vaut être une autrice qu’un auteur.
Derniers jours d’un monde oublié était de la fantasy ; Du Thé pour les fantômes tend davantage vers le réalisme magique (selon ton éditeur) ; ton troisième roman, que tu viens d’annoncer sur les réseaux, sera une romance. Est-ce un choix délibéré de ta part, une volonté de ne pas t’enfermer dans un genre unique ? Ou vas-tu simplement là où te porte ton imagination ?
C’est une question d’envies et de portes qui s’ouvrent. Après Du thé pour les fantômes, j’ai voulu écrire quelque chose avec zéro prise de tête, zéro pression, que du fun : une fanfiction des Bridgerton, que je mettrais en anonyme sur Wattpad ou qui resterait au fond de mes tiroirs. En parallèle, j’avais une petite idée d’univers fantasy qui me trottait dans la tête, sans trop savoir quoi en faire. Et là, on vient me voir avec un projet : ça te dirait d’écrire un roman pour une nouvelle collection de romantasy ?. J’ai donc mélangé mon idée de romance, mon idée de fantasy, et paf, ça a fait une romantasy. Et comme les délais étaient assez serrés, je me suis inspirée de ce que j’avais directement sous la main : les falaises d’Irlande, le château d’Ardgillan où j’allais souvent écrire, les sessions de musique traditionnelle dans les pubs de campagne. Et beaucoup de thé (oui, encore).
Pour conclure, tu viens de signer ton premier contrat en tant que traductrice littéraire, une carrière à laquelle tu aspirais depuis longtemps. Pourquoi cette envie de traduire les mots des autres ?
Vous voyez ce moment où vous ouvrez un paquet de bonbons (ou mangez votre plat préféré, si vous n’êtes pas aussi addict au sucre que moi) ? Ou lancez un nouvel épisode de votre série préférée ? Ce shoot de dopamine qui fait pétiller le cerveau, là. C’est ce que je ressens quand je traduis, à chaque mot. Je ne sais pas l’expliquer. J’adore ça. Au point d’avoir parfois envie de me lever la nuit pour m’y remettre. En fait, c’est le moment de l’écriture que je préfère. Choisir les mots, les rythmes, les sonorités, sans tout le laborieux boulot de construction qu’il y a avant : uniquement les cerises sur le gâteau.

Propos recueillis et mis en forme par Luigi Brosse et Saffron


Dernières critiques

Derniers articles

Plus

Dernières interviews

Plus

Soutenez l'association

Le héros de la semaine

Retrouvez-nous aussi sur :