Les premières pages d'Un homme d'ombres pourraient presque - presque - nous faire croire que nous avons affaire là à un polar assez classique, avec bien sûr un cadre urbain et un privé, John Nyquist, blasé et pour ainsi dire sans attaches, comme tant d'autres avatars de ce genre littéraire avant lui.
Notre "héros" constitue sans doute le seul bémol de l'ouvrage car même si cette histoire n'est clairement pas centrée autour de lui et s'il ne démérite pas, ce n'est certainement pas lui qui nous fera la plus forte impression, même une fois au bout de ce voyage.
Mais voilà, cette enquête relativement simple en apparence - retrouver une adolescente fugueuse - d'une part se révèle suffisamment prenante pour titiller notre curiosité et, d'autre part, prend place dans un cadre qui donne tout son sel au roman. Jeff Noon nous entraîne en effet au cœur d'une cité ouvertement New Weird. Connaissez-vous beaucoup de villes victimes de crashs temporels ? Soliade a quelque chose d'indescriptible, même si l'auteur parvient à donner vie à son caractère singulier avec talent. On ne sait jamais exactement où l'on se trouve, on ne sait jamais trop quand a lieu cette histoire, et ce n'est rien de le dire, puisque le temps représente une composante, pour ne pas dire une denrée - majeure dans cette ville tout comme dans ses environs immédiats. Il n'est pas (tellement) question de paradoxes mais avant tout de l'écoulement de celui-ci, de comment certains voudraient le dominer. Des thèmes toujours fascinants mais qui n'écrasent pas ce qui reste finalement une histoire de famille, celle des Bale. Le destin complexe de la jeune Eleanor a quelque chose de touchant, pour ne pas dire tragique.
Au cours d'une intrigue finalement ramassée - en nombre de personnages comme en quantité de rebondissements, qui ne sont pas déclinés à l'infini pour rien, Noon nous confronte à nombre de concepts ou de trouvailles - le kia, Vif-Argent, les différents types de temps, etc... - qui résonnent sous le crâne du lecteur. Son écriture, le plus souvent sèche et efficace, sait se faire aussi beaucoup plus lyrique, le temps de quelques respirations bienvenues, qui contribuent d'ailleurs à étoffer encore cet univers soigneusement brodé.
Les cinquante dernières pages se lisent d'une traite et nous emportent vers une conclusion à la fois pleinement satisfaisante et qui sait entretenir une part de mystère par-dessus le marché. Soliade, Crépuscule et la brume, tel un labyrinthe mouvant dont Nyquist aurait perdu la clé... ou plutôt les clés.
Si la New Weird n'a jamais connu le succès que ses meilleurs représentant auraient "mérité" et si elle n'est jamais devenu un courant majeur, on ne peut que féliciter la Volte d'être allé cherché cette belle trouvaille dans le catalogue des anglais d'Angry Robot.
— Gillossen