Cet entretien est tiré de la discussion avec Jean-Philippe Jaworski, animée par Camille Cilona, qui s'est tenue le 11 juin 2025 à l'Université de Metz dans le cadre de la deuxième édition du colloque des "Rencontres des fictions historiques", dirigé par Victor Faingnaert et Romain Vincent.
Nous les remercions encore une fois tous les trois, ainsi que l'organisation du colloque dans son ensemble, de même que Anne Besson et Justine Breton membres du comité scientifique de l'évènement, pour l'opportunité de vous proposer cet entretien au long cours.
La seconde partie arrivera après Noël !
Nous les remercions encore une fois tous les trois, ainsi que l'organisation du colloque dans son ensemble, de même que Anne Besson et Justine Breton membres du comité scientifique de l'évènement, pour l'opportunité de vous proposer cet entretien au long cours.
La seconde partie arrivera après Noël !
La genèse des personnages
Camille Cilona. Quel.les auteur.ices vous inspirent, spécifiquement dans le domaine de la création des personnages ? En l’absence d’inspiration positive, existe-t-il pour vous une inspiration négative, c’est-à-dire une forme de construction à l’opposé des stéréotypes du genre ? L’on peut penser à Robin Hobb, dont le personnage principal (Fitz) a été pensé en réaction aux canons des personnages de la littérature fantasy et fantastique des années 70, que l’autrice trouvait dépourvus de sentiments, de profondeur psychologique en somme, d’humanité.
L’Assassin royal est naturellement une grande inspiration mais en effet, Fitz a servi de repoussoir pour Benvenuto : tous deux assassins, le premier apparaît comme rempli de scrupules et son action est souvent limitée ou rendue difficile par un sens moral surdéveloppé. Alors même que Robin Hobb avait effectivement construit ses personnages en réaction à la génération d’auteur.ices qui l’avaient précédée, j’ai reproduit le même mouvement pour mes personnages. C’est toutefois le propre de l’histoire de la littérature, dont les courants sont structurés par ces effets de réactions et d’hommages en série. En l’occurrence, en ce qui concerne mes personnages, il y a une inspiration plus directe, et moins négative, qui doit être cherchée du côté des sources narratives des périodes qui font la toile de fond de mes romans. Les Mémoires de Blaise de Monluc, maréchal et chef des armées françaises dans les campagnes italiennes et des guerres de Religion, ont ainsi été déterminantes dans la psychologie de Benvenuto. Le militaire n’a ainsi aucun regret, assume voire rit des nombreux crimes de guerre dont il s’est rendu coupable : ce cynisme à toute épreuve est la marque de fabrique de Benvenuto. Pour Bellovèse, c’est différent : il est doté d’un caractère tragique, au sens classique du terme, qui lui vient naturellement de son antiquité. Je me suis particulièrement inspiré des mœurs des Gaulois dépeintes par Ammien Marcellin dans ses Res Gestae.
Quel est l’auteur.ice de fiction (idéalement historique, puisque c’est ce qui nous occupe aujourd’hui), qui construit selon vous les meilleurs personnages et pourquoi ?
Le premier nom qui me vient à l’esprit est Alexandre Dumas, pour ses mousquetaires. Mais, à bien y réfléchir, je crois que je dois répondre Marguerite Yourcenar.
L’une des grandes richesses de vos romans se trouve aussi dans l’insertion de citations de sources narratives parfois très peu connues du grand public (on peut penser au Táin Bó Cúailnge issu de la mythologie celtique irlandaise). L’une d’elles m’a particulièrement intéressée au sujet de l’écriture de vos personnages. Vous citez ainsi Jean de la Bruyère qui pose la question à ma place : « Honneur, vertu conscience, qualités toujours respectables, souvent inutiles : que voulez-vous quelquefois que l’on fasse d’un homme de bien ? » . Est-ce qu’un personnage vertueux est ennuyeux pour un auteur de fiction ?
En réalité, le vrai plaisir, c’est précisément de construire des personnages en fonction de ce qu’ils auront à faire dans le récit. Sur cette base, chercher à faire correspondre leur mentalité, leur niveau de langue, leur vocabulaire, en somme, trouver leur voix et qu’elle sonne juste. Ici c’est Beaumarchais, dont l’expertise est d’autant plus importante qu’il est aussi bien l’auteur que le metteur en scène de ses pièces, qui m’a beaucoup apporté. Partant du caractère joueur des personnages, il explique qu’il les conçoit certes en amont, mais énonce surtout la nécessité pour les auteurs d’écrire ensuite sous la dictée de leurs créatures. De fait, c’est ce qui s’est passé avec Benvenuto, avec lequel je n’avais pas beaucoup d’affinité au départ : le voleur est loin des personnages que j’affectionne dans le cadre du jeu de rôle, sa genèse a été accidentée car elle est marquée d’allers-retours entre la nouvelle, un brouillon dépourvu de chute et une reprise tardive de cette ébauche… Pourtant, à force de s’imposer à moi, il a fini par me dicter l’écriture d’un roman entier. Même s’il est vrai qu’ils apparaissent peu dans mes romans – et qu’ils connaissent souvent une fin tragique ! j’ai un attrait indéniable et spontané pour les personnages vertueux. Je pourrais citer Yvorin par exemple, pour qui j’ai beaucoup d’affection et dont j’ai porté le deuil : sa fin, pourtant nécessaire au récit, m’a été très douloureuse. Je crois enfin que mes personnages les plus sombres me viennent d’un vieux traumatisme shakespearien : chez le grand Will, les vrais salopards, les grands criminels sont légion !
Justement, la question se pose assez naturellement de la cohabitation de ces personnages sombres avec leurs camarades vertueux. À Benvenuto, qui assène qu’« il n’y a que la victoire qui compte. Tout le reste, prouesses, honneur, beaux gestes, c’est pour les poètes de cour et les cornichons » , s’oppose Blancandin s’adressant à Vaumacel « il ne tiendra qu’à votre vaillance d’effacer nos défaillances » . Comment fait-on cohabiter des personnages aussi diamétralement opposés ?
C’est précisément ce choc des cultures qui est particulièrement fertile pour l’écrivain. Si l’on reprend l’exemple d’Yvorin, il a d’abord été créé en opposition à Ædan de Vaumacel, parce que les évènements rendaient nécessaire ce personnage. Finalement, j’ai pris tellement de plaisir à le rencontrer et à le voir évoluer que lui et le chevalier aux épines, le personnage principal, ont fini par devenir l’avers et le revers d’une même pièce. En ce sens, ils sont inséparables. Quant à Benvenuto, lorsqu’il intervient dans Le Chevalier aux épines, le fossé qui le sépare de Vaumacel et des personnages de la cour est en fait très représentatif des différences abyssales de leurs mondes respectifs. Ils ne font définitivement pas partie de la même planète, mais les évènements les font se rencontrer, et comme souvent dans l’Histoire (avec un grand H), ce sont ces grandes collisions qui sont les plus intéressantes. Elles génèrent des conflits, des inquiétudes, mais aussi une admiration plus ou moins avouée, une crainte tempérée par l’espoir, un mimétisme émerveillé, une certaine fascination… Toutes ces ambivalences se retrouvent dans les interactions des personnages, qui, pour le coup, reflètent assez fidèlement l’ébahissement qui a dû s’emparer des médiévaux de la fin du Moyen Âge à la découverte de l’Italie de la Renaissance, et vice-versa.
Le rapport des personnages de fiction au récit scientifique
Vous avez beaucoup évoqué, dans vos interviews précédentes, l’ampleur de votre travail documentaire et l’on sait désormais à quel point vous ne craignez pas de lire de l’histoire, de l’archéologie, mais aussi des catalogues d’exposition ou encore de l’ethnographie pour documenter vos romans. Dans la masse des ouvrages que vous avez cités, j’ai l’impression que la biographie est le genre qui revient le plus souvent, par rapport à des ouvrages plus contextuels ou conjoncturels. Vous êtes par exemple allé chercher des biographies de personnages très peu connus du grand public, comme René d’Anjou ou Brunehaut . Cela m’a étonnée, car la biographie n’est pas très plébiscitée par l’histoire scientifique : il s’agit même d’un genre qui a pu être critiqué. Il est vrai que vous vous êtes inspiré de bien d’autres ouvrages, comme le très remarqué Tous ceux qui tombent de Jérémie Foa pour la réédition de votre jeu de rôle Te deum pour un massacre . Il demeure qu’il s’agit toujours d’une histoire très incarnée. Diriez-vous que vous avez besoin de cette incarnation pour écrire ? Qu’elle vous aide dans la construction de vos personnages ?
À vrai dire je lis assez peu de romans historiques qui auraient pu me fournir des appuis solides en termes de fidélité scientifique. J’ai eu une grande période polar, mais depuis longtemps mes genres préférés demeurent la fantasy et la SF. S’agissant des ouvrages scientifiques, j’ai procédé de la même manière : par goût personnel. Il se trouve que j’adore les biographies : il s’agit d’abord et avant tout de lectures-plaisir. Donc, j’en lis beaucoup, sans discrimination pour les personnages dont il est question. C’est donc vrai que les biographies structurent ma documentation scientifique. J’ai l’impression toutefois que cela dépend un peu des périodes qui fournissent le contexte de mes écrits : c’était beaucoup plus vrai pour la Renaissance (italienne, mais surtout française, pour Te deum pour un massacre), car l’enchaînement des évènements historiques dépendait souvent de la personnalité même des acteurs, que pour le reste. Ainsi, le cours des choses demeure bien obscur pour celui qui n’a aucune notion de la psychologie de ces grands personnages. L’intérêt de la biographie pour l’écrivain se trouve aussi dans la vision subjective des évènements : elle suscite et accompagne les choix d’écriture en termes de points de vue et de narration. Il me semble surtout que ce qui est absolument déterminant dans la démarche de l’écrivain qui lit une biographie scientifique, c’est la remise en question du point de vue du biographe. Là encore, il s’agit de questionner la subjectivité, ce qu’on peut faire aussi dans le contexte autobiographique des mémoires par exemple, que j’ai beaucoup utilisés aussi. En définitive, il faut partir du principe que le narrateur des biographies (qu’il soit historien moderne ou contemporain des évènements) n’est jamais fiable : il faut comprendre son ancrage culturel, son bain social etc. En fonction de ces éléments, repérer les choix qu’il a faits, les anecdotes qu’il a choisi de taire ou de relater, et les comprendre. J’avais particulièrement apprécié me livrer à cet exercice avec Joinville, le biographe et contemporain de Saint Louis : à partir de ce que les historien.nes connaissent de la vie du roi, il est très intéressant d’analyser les choix du biographe. Cette question de point de vue sur les évènements recoupe celle du rapport entre l’auteur et le narrateur, entre le narrateur et les autres personnages, etc. En cela, la biographie historique génère une réflexion chez l’auteur qui me semble nécessaire.
On comprend encore mieux le rôle de la biographie historique dans une œuvre réaliste comme celle des Rois du monde qui met en scène des personnages attestés dans les sources antiques. Pourtant, c’est précisément l’œuvre pour laquelle vous ne pouvez pas réellement vous appuyer sur la science, tant la figure de Bellovèse et la Gaule celtique demeurent pleines d’inconnues. Bellovèse est une figure historico-mythique, de celles dont on pourrait croire qu’elles constituent du pain béni pour les romanciers car leur légende est déjà en marche. À l’autre bout du spectre, on trouve dans vos œuvres de nombreux personnages purement fictifs, mais qui sont tellement réalistes qu’ils ressemblent à s’y méprendre à de véritables acteurs historiques, comme le podestat Ducatore. A-t-il été plus facile pour vous d’écrire des personnages fictifs en leur insufflant assez de réalisme pour qu’ils aient une vraisemblance historique, ou au contraire de partir de véritables attestations historiques, mais en les insérant dans un récit fictif ?
Incontestablement, il m’est plus facile de créer de toutes pièces un personnage fictif. Ce sont mes propres créatures et si elles me dictent parfois l’histoire, il demeure que je peux les modeler selon mon propre récit et la place qu’ils y tiennent. L’écriture des personnages de Rois du monde est un véritable défi : je me remets en permanence en question car je crains de plaquer mes propres systèmes de croyances et de valeurs sur des personnages d’un autre temps. Or, lorsque je suis dans la position de lecteur, c’est précisément cet effet d’anachronisme qui me fait immanquablement « sortir » d’un livre. L’auteur me perd si je commence à douter qu’un personnage historique ait pu avoir telle ou telle réaction, ressentir tel ou tel sentiment, et ce même si l’univers est par ailleurs richement dépeint. Cela me fait penser à une table ronde où le scénariste Frédéric Petitjean rapportait la méthode de travail des scénaristes de HBO. Il expliquait que les scénaristes jetaient systématiquement leur premier jet, considérant qu’il serait nécessairement trop empreint de leurs propres stéréotypes. Ce faisant, ils espéraient se départir du premier vernis de l’imaginaire collectif afin de se poser des questions plus pertinentes et de parvenir à travailler plus en profondeur. J’ai trouvé la démarche très intéressante. Le cas de Bellovèse est un peu extrême, parce que le monde dans lequel il évolue résiste encore en grande partie aux scientifiques, lui-même n’apparaît que très sporadiquement dans les sources… Sans compter que l’Âge du Fer déchaîne les passions des historiens et des archéologues qui débattent assez vivement de leurs interprétations. Difficile donc, pour un écrivain, de donner raison aux uns plutôt qu’aux autres, de choisir une analyse et de renoncer à une autre. Naturellement, plus la période dont il est question est éloignée, moins on dispose de témoignages directs qui pourraient m’aider à anticiper les réactions de mes personnages, et plus il est difficile de se projeter dans cette altérité chronologique. Cette remise en question permanente rend l’écriture extrêmement lente et pénible, par rapport à des personnages de fiction avec lesquels je me sens plus libre.
Propos mis en forme par Camille Cilona.
Mise en page et mise en ligne par Emmanuel Chastellière.
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