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Jean-Philippe Jaworski aux rencontres des fictions historiques 2025 - 2e partie

Suite et fin de la passionnante discussion dont vous avez pu découvrir le copieux début avant Noël !
Maintenant que vous avez eu le temps, a priori, de digérer la bûche, en plus des premières questions de l'interview issues des rencontres des fictions historiques 2025, on continue sans plus attendre.
Merci encore à Camille Cilona, Victor Faingnaert et Romain Vincent.


Nous l’avons dit, vous ne ménagez pas vos personnages (scène de viol, combats etc.). Diriez-vous que c’est parce que l’Histoire (avec un grand H) est violente ? Que, parce que l’histoire scientifique retient plus volontiers les épisodes sanglants, cette dynamique infuse assez naturellement dans vos romans ? 
L’Histoire est violente, c’est certain. Mais ce sont aussi les œuvres les plus violentes qui sont les plus marquantes, pour reparler de Shakespeare par exemple. Je crois que j’ai surtout une conception tragique (là encore, au sens classique du terme), de l’existence. Il me semble que la violence, dans mon écriture, constitue un procédé un peu déloyal pour impliquer directement le lecteur. Le fait de traverser des épisodes violents avec des personnages renforce l’attachement du lectorat : quelle que soit leur réaction, il ne peut rester froid, il est contraint de s’impliquer. Je reconnais que c’est un peu déloyal, que ce ne sont pas forcément les scènes les plus faciles à lire – ni à écrire d’ailleurs ! – mais il me semble qu’elles demeurent indispensables dans la relation lecteurs/personnages.

Vous vous revendiquez comme un auteur de fiction : pourtant, on entend dans cette réponse un souci qui tient beaucoup du romancier historique !
C’est parce que c’est la rigueur scientifique qui, à mon sens, donne toute son épaisseur à l’univers.

Comment un auteur de littérature fantastique, aussi soucieux du réalisme que vous, parvient-il à construire des personnages qui, précisément, sont relativement absents du récit scientifique ? Je pense surtout à ces « vies minuscules » que l’histoire scientifique peine à saisir, représentées dans votre œuvre par plusieurs catégories de personnages : les enfants (ex. Bellovèse et Ségovèse) ; les femmes, a fortiori de petite condition (ex. Suzelle) ou encore les animaux (ex. Mirabilis, mais aussi les oiseaux des Aventureux du Bois oiselé) etc.
Je crois que la réponse est dans votre question et tient au fantastique, qui se distingue de la fantasy par son réalisme. Le fantastique canonique est issu du réalisme littéraire du XIXe siècle, caractérisé précisément par la mise en avant des laissés pour compte des récits majoritaires. Il est vrai que pour ces personnages en particulier, la documentation scientifique fait défaut. Il m’a fallu trouver des subterfuges et des méthodes de contournement, en espérant que l’écriture ne s’en ressente pas. La période de l’enfance des frères bituriges a constitué un défi, que j’ai fini par surmonter en employant une méthode comparatiste : j’ai utilisé des textes bien plus tardifs que j’ai en quelque sorte « archaïsés » pour les adapter à la Gaule celtique. L’entorse demeure assez bénigne d’ailleurs : si l’on prend l’exemple de l’outillage agraire, les ethnologues considèrent que celui des campagnes des XVIIIe-XIXe siècle pouvait être comparable, à quelques exceptions près, à celui des voisins de Bellovèse et Ségovèse. Quant au quotidien d’enfants de l’Âge du Fer, je me suis beaucoup inspiré de contes qui mettaient en scène de jeunes protagonistes. Ceux du barde Albios sont ainsi tirés de la littérature galloise médiévale : j’ai construit le comportement de Bellovèse et Ségovèse en partie sur ces récits qui avaient pu bercer leur enfance. Les concepts de « monde secondaire » et surtout de « monde astérisque » théorisés par Thomas Alan Shippey et appliqués à l’œuvre de Tolkien, m’ont beaucoup parlé pour l’écriture des Rois du monde. Il qualifie l’habitude de Tolkien de réfléchir à des mots qui ne sont pas attestés dans les sources anciennes, mais qu’il reconstitue par la linguistique en les signalant par un astérisque. Finalement, ce sont ces spéculations qui structurent l’univers entier, construit par un procédé d’inférences. Je crois que je n’ai pas fait différemment pour ce cycle. En ce qui concerne Suzelle, c’est différent : il s’agissait d’un hommage à Flaubert, dans Un cœur simple. L’écriture de ce personnage s’appuie donc davantage sur la littérature que sur la documentation scientifique.  

Les différentes dynamiques de conception des personnages selon les médiums (jeux de rôle, nouvelles, romans etc.)


Si l’on considère que la SF et le fantastique partagent le même principe fondateur de projection dans une autre époque (passé ou futur), diriez-vous que vous personnages feraient de bons personnages de SF ?
Sans aucun doute, non. Mes personnages sont bien trop ancrés dans leur monde : leur psychologie est indissociable de leur période. Les projeter dans une autre, même relativement proche, les viderait complètement de leur profondeur et de leur pertinence. Cela reviendrait à créer l’anachronisme dont je parlais plus tôt, qui génère une distorsion gênante pour le lecteur : leurs sentiments, leurs réactions, rien ne serait adapté dans un monde du futur. La perception et le passage du temps sont aussi des éléments très complexes dans le genre de la SF : il me semble que les romans de SF vieillissent tendanciellement beaucoup moins bien que les romans de fantasy/fantastiques pour cette raison. La SF tombe plus rapidement en désuétude, le temps présent va si vite qu’il la dépasse immanquablement. Ainsi, les projections et les conjectures de nombreux romans de SF sont presque ridicules aujourd’hui, alors même qu’il s’agissait de chef-d’œuvre à l’époque de leur sortie. En ce sens, le fantastique me fait moins peur : il est sujet à d’autres écueils, mais pas à celui-ci. Même si je ne ferme pas la porte à l’écriture de SF, parce que j’en suis aussi un grand lecteur, je ne m’en sens pas capable : il me semble que pour faire de la bonne SF, il faut des fondations monumentales, un travail de documentation incroyable…

En effet, je vous ai déjà entendu faire cet aveu, mais cela m’avait étonnée ! Quand on sait le niveau d’exigence et la quantité de travail que vous abattez pour écrire vos romans, on s’étonne qu’un travail similaire vous effraie…
C’est que j’ai suivi mon tropisme pour l’histoire, car il m’est moins pénible de lire des ouvrages scientifiques d’histoire que de mathématiques ou de physique quantique !

Lorsque l’on compare les carrières de vos homologues francophones, un point commun se détache rapidement : l’expérience du jeu de rôle semble déterminante pour l’écriture de la fantasy et du fantastique en particulier (on peut penser à Justine Niogret, Stefan Platteau etc.). Considérez-vous l’attrait pour le monde ludique comme un atout ? Comment le jeu influence-t-il l’écriture de vos personnages ?
Le jeu de rôle et le roman supposent des écritures très différentes : par exemple, le plan esthétique est indispensable au roman, là où le jeu de rôle a besoin d’une efficacité immédiate. Pour autant, l’expérience du jeu de rôle m’a aidé sur beaucoup de points : d’abord, il m’a permis de comprendre l’importance de varier les profils des personnages secondaires (les « personnages non joueurs » des scénarios de jeux de rôle). Cette exigence de peupler ses univers d’une foule de profils divers constitue une vraie préoccupation rôliste qui, transposée au roman, donne une véritable épaisseur à la société dans laquelle évolue les personnages principaux. La description de l’action aussi, est influencée par mon expérience de rôliste : un bon maître du jeu travaille nécessairement sur le point de vue, et l’on revient au soin apporté à la subjectivité. Cela me rappelle le travail de Pasolini, « caméra à l’épaule », qui permet d’adopter une perspective légèrement décalée : pas tout à fait à hauteur du personnage, mais presque. Je me ménage aussi, dans les romans comme dans les jeux de rôle, des espaces de liberté et d’improvisation (dans les combats, mais aussi dans une de mes formes préférées de combat que sont les dialogues !) : dans ces scènes, la dimension ludique est indéniable. S’agissant de la caractérisation des personnages enfin, deux grandes stratégies (caractérisation directe qui fournit un portrait détaillé et explicite du personnage, et caractérisation indirecte qui décrit le personnage au fil de l’action, en parsemant des indices ténus et des détails) sont applicables aussi bien au roman qu’au jeu de rôle.

Je ne sais pas si mon sentiment est le bon, mais à vous lire, on a souvent l’impression que vous jouez. Je pense notamment au passage dans lequel vous confiez des éléments absolument cruciaux de l’intrigue à ce qui est probablement l’espèce la moins fiable du règne animal… Le chat ! Mirabilis devient narrateur et détient des clés majeures du récit ! On perçoit l’hommage au jeu de rôle mais n’est-ce pas un jeu littéraire aussi ? L’écriture est-elle un jeu pour vous ?
Mirabilis a été accueilli différemment par les lecteurs et lectrices : ceux qui aiment les chats étaient ravis, mais il a moins plu à celles et ceux qui n’avaient pas d’affinités avec l’espèce ! Il est vrai qu’il tient une place particulière. Mirabilis incarne un double hommage : le plus évident est celui au jeu de rôle, et au familier du magicien. Dans tous les jeux de rôle, le véritable danger pour le magicien est la perte de son familier. Mirabilis inverse la tendance : il est le familier qui a perdu son magicien. Son nom ensuite, « merveille » en latin, traduit la merveille au sens médiéval du terme et nous met sur la piste de l’hommage à la littérature médiévale : dans les codices médiévaux, les enluminures marginales font figurer beaucoup d’animaux. Parmi eux, le motif du chat revient énormément. Le degré d’importance de Mirabilis dans le récit est donc proportionnel est celui que les familiers assument dans les jeux de rôle d’une part, que les chats tiennent dans les illustrations médiévales de l’autre. Naturellement je me suis beaucoup amusé à écrire ce passage et l’écriture et le jeu sont indissociables dans ma conception. 

Conclusion 

 
Y a-t-il quelque chose qu’on n’a pas compris de vos personnages ? Une question que vous aimeriez qu’on vous pose à propos d’eux, un trait de caractère, une attitude systématiquement oubliés ou mal interprétés ?
La question est ardue. Je dirais que le Chevalier aux épines est l’ouvrage qui a le plus déstabilisé mes lecteurs. Le point de vue du narrateur-cadre, hommage aux énigmes des romanciers médiévaux qui surpratiquaient l’entrelacement des récits, a beaucoup désarçonné. La disparition du protagoniste pendant un moment, le narrateur qui ne dit pas explicitement ce qu’il vient faire dans l’intrigue… Toutes ces caractéristiques du roman médiéval, qui était pourtant l’inspiration première du cycle entier, a mis mal à l’aise beaucoup de lecteurs : bien davantage même qu’un chapitre narré par un chat ! Ensuite, si je me pose la question à moi-même plutôt qu’à mes lecteurs, je crois que j’aurais aimé qu’on s’arrête un peu plus longuement sur la mystagogue Prudence [toujours dans le même cycle]. Je l’apprécie beaucoup, parce qu’à mon sens sa position, tiraillée entre les intérêts de la grande noblesse et celle de ses ouailles, est très représentative des conflits qui ont agité les grandes abbayes et leurs voisins laïcs tout au long du Moyen Âge. Il me semblait que ses dilemmes retranscrivaient vraiment bien cette situation quasi-inextricable, mais voilà un personnage dont on parle peu. Je reconnais toutefois qu’elle apparaît assez peu vis-à-vis d’autres qui ont pu davantage retenir l’attention des lecteurs. 


Propos mis en forme par Camille Cilona.
Mise en page et mise en ligne par Emmanuel Chastellière